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Journal du monde d’après

Il semblerait que le résultat des élections législatives anticipées, je pense parce qu’il a déjoué tous les sondages, a créé une faille temporelle. Ce qui me fait dire ça ? Eh bien j’ai ce livre un peu spécial chez moi, qui me permet d’apercevoir de petits bouts du futur, ou plutôt des futurs possibles. C’est de là que j’ai tiré les histoires publiées dans le recueil Libertés Futures. Ce matin, ce « livre » a émis un bourdonnement sourd que je n’avais jamais entendu avant. Je l’ai ouvert et dedans il y avait des fragments de textes qui s’affichaient. Une note m’indiquait qu’il s’agissait de la retranscription automatique d’un journal enregistré. Je pense qu’ils feraient une bonne histoire, mais en attendant de l’avoir écrite je vous les livre tels que je les ai reçus.


* * *Septembre 2027, rentrée des classes — Jour 1
Les élèves arrivent par petits groupes dans le couloir, certaines sont nerveuses, d’autres contents de retrouver les copains, ça court, ça crie, ça pleure un peu. Petit à petit, le silence s’installe quand chacun et chacune s’assoie sur l’une des petites chaises de la classe.
Tous les ans, ils me paraissent plus petits, mais c’est parce que ceux de l’année dernière avaient grandi. Cette année j’ai une classe de CP, c’est celle que je préfère. Cette année est un peu particulière, nous, les enseignants, sommes dans l’attente. Les élections présidentielles et législatives de juin dernier ont porté le Front Populaire au pouvoir. Cela aura-t-il un impact direct sur nous ? Il y a tellement de besoins, mais pour l’instant c’est trop tôt pour qu’il se soit passé quoi que ce soit.

Les élèves se sont installés. Je commence. Aujourd’hui c’est découverte de la classe et des copains. Nous commençons par un petit jeu pour apprendre à se connaître. Pour cela, par groupe de 2 ou 3 je leur demande de raconter le chemin pour venir à l’école ce matin, à pied, à vélo, en métro, en voiture. Le niveau sonore de la classe monte rapidement, dans un joyeux brouhaha.
   — Maîtresse ?
La petite voix vient de Rachel, au fond de la classe, je m’approche.
   — Tu peux m’appeler Malika tu sais, qu’est-ce que tu veux me demander ? 
   — Martin, il dit qu’il est venu à cheval ce matin, c’est pas possible ? 

Je souris, techniquement c’est possible, mais peu probable en effet. Une discussion un peu embrouillée avec Martin et Rachel s’ensuit, où je finis par comprendre que Martin a dû s’asseoir à cheval entre les sièges auto de ses deux petites sœurs jumelles pour rentrer dans la voiture. J’adore ça et c’est une très bonne occasion de commencer la journée, en cherchant toutes les expressions que l’on connaît qui mettent en scène un animal.

La sonnerie retentit et Virginie accompagne les élèves à la cantine. Je jette un œil au thermomètre de la classe, il fait déjà 28 °C, j’ai peur pour cet après-midi.
Effectivement lorsque les élèves reviennent après déjeuner, la température est encore montée. Je leur recommande de boire et de s’humidifier le visage. On met en marche les ventilateurs avec des serviettes humides dessus. Je ferme en partie les volets.
Je commence les explications sur les règles de vie dans classe lorsque je vois Kamil s’endormir plus ou moins sur sa table.
   — Kamil, est-ce que ça va ?

Il ne me répond pas. Je m’approche. Il n’a pas l’air bien du tout. Je l’allonge, lui mouille le visage, puis prend mon téléphone pour appeler l’infirmière.
Les autres enfants commencent à paniquer, on s’assoie tous dans un coin et je commence à leur raconter une histoire pendant que l’infirmière s’occupe de Kamil.
   — C’est un coup de chaleur. Je vais l’emmener à l’infirmerie où c’est climatisé, ça devrait aller mieux.

* * * Septembre 2027, rentrée des classes — Jour 2
Pour une première journée, c’était un peu stressant, j’espère qu’aujourd’hui ça sera plus calme. J’ouvre l’appli météo : les jours suivants ne vont pas se rafraîchir. On ne va pas pouvoir continuer à faire classe dans ces conditions. Les bâtiments de l’école ne sont pas climatisés, et même pas vraiment isolés.
Ce matin, les élèves ont déjà chaud à partir de onze heures. Je décide de faire une pause. Tout le monde boit, et on sort dans le couloir, légèrement plus frais.
   — Maîtresse, euh… Malika, on pourrait-pas rester faire classe ici, c’est mieux non ? demande Suria.
   — Oui, ou carrément pas faire classe du tout, renchérit Tiago. 
Il y en a qui ne perdent pas le nord, mais ils ont raison. Alors j’improvise dans le couloir un conseil de classe : chacun réfléchit à ce qu’on pourrait faire et j’écris tout sur un grand morceau de papier kraft, ils viennent ajouter des dessins. Ça fuse dans tous les sens : 
   — On pourrait faire la sieste ?
   —J’ai pas mon doudou !
   —Ou aller au parc ? il y a la fontaine !
    — À la piscine !
    — dans la cave ?
    — Y’a pas de cave dans l’école ?
    — Bien sûr que si, même qu’il y a un trésor !
Ils ont dessiné, des arbres, la fontaine, la cave (qui fait un peu peur), le trésor sur le papier.
Pas de nouveau malaise aujourd’hui et je suis un peu plus sereine en allant me coucher ce soir. Ceci dit on a un problème. Demain matin j’irai voir le directeur.

* * * Année scolaire 2027-2028 — Jour 3 - J’ai décidé de compter mon journal en jour d’école, les autres ne comptent pas ? 
En fait, on improvise une réunion des instits’ de l’école dans le bureau du directeur. Il y a eu des malaises dans d’autres classes, les enfants sont énervés, impossible d’apprendre dans ces conditions. Et les conditions ne sont pas près de s’arranger : on nous prévoit un épisode caniculaire pour la fin du mois de septembre.
Xavier nous écoute. Il a bien conscience du problème, mais il ne voit pas trop quoi faire. Alors je sors mon morceau de papier kraft. En dehors de l’idée de la cave, qui effectivement n’existe pas, les autres me paraissent plutôt pas mal. En particulier l’idée d’aller au parc. Il y a une fontaine qui permet de se rafraîchir, c’est à l’ombre.
    — Mais il vous faut des parents accompagnateurs pour sortir de l’enceinte de l’école. Ça ne peut pas être pérenne comme idée.
    — On peut peut-être déjà organiser une sortie ?
    — D’accord pour organiser une sortie vendredi, si vous trouvez assez de parents, le délai est court et la rentrée, c’est toujours un moment compliqué pour les parents.
    — De toute façon, il faut qu’on trouve une solution.
La sonnerie retentit, c’est l’heure d’aller chercher nos élèves. Je transpire déjà, il est neuf heures. Je suis contente de voir que Kamil est revenu et qu’il a l’air en forme. Il me fait un câlin et je profite de ce moment de complicité avec bonheur.
Pour cet après-midi j’ai décidé qu’on regarderait un film dans le couloir. 
    — Et pourquoi pas au cinéma ?
    — Parce que c’est une sortie et qu’il faudrait des parents pour nous accompagner. 
    — Ma maman elle travaille pas, elle peut.
    — Elle travaille, mais elle est pas payée !
    — Quoi ?
    — Non rien.
Je me suis laissée emportée. Je m’énerve à chaque fois qu’on me dit qu’une femme au foyer ne travaille pas… Elle est juste pas payée, mais je pense que ses journées ne sont pas moins chargées que les miennes. Mais c’est un peu compliqué à expliquer à des enfants de 6 ans et là tout de suite j’ai pas envie.
    — Allez tout le monde dans le couloir !
    — OUAIIIISSSS !!!!! 

* * * Année scolaire 2027-2028 — Jour 4
Hier soir, j’ai contacté la représentante CGT-Éducation de la commune. Il n’y a pas de section syndicale dans mon école, mais il y a une antenne locale pour lui expliquer le problème de la température dans les classes. Évidemment le problème est le même dans toutes les écoles. Ça fait des années que la CGT demande à ce qu’on rénove les bâtiments sans succès. Elle espère qu’avec le nouveau gouvernement elle sera entendue mais ça ne va pas régler le problème là tout de suite.
Elle m’invite à venir vendredi soir à la réunion de section pour qu’on discute du sujet.
Vendredi soir, nous sommes 25 dans le minuscule local d’union locale de la CGT. Les récriminations fusent. Mais personne n’a la solution miracle. Et il nous en faut une et vite. On discute, on boit des litres de thé, tisanes, cafés, et autres. Petit à petit deux grandes lignes se dessinent : il nous faut une solution pour là tout de suite, ensuite, il faut prévoir un autre fonctionnement de l’école en période de canicule.
    — On ne pourrait pas faire grève les après-midi ? propose Suzan. 
En soi, ça n’est pas une mauvaise idée mais les enfants ne seront pas tellement mieux chez eux pour la plupart.
    — Alors on fait grève du zèle : on les garde avec nous, mais on fait jeux d’eaux, sieste, bref pas d’école. De toute façon c’est impossible.
    — Grève pour réclamer quoi ?
On finit par décider de convier tous les parents et enfants à une réunion lundi après l’école. 

* * *  Année scolaire 2027-2028 — Jour 5
Lundi soir, des dizaines de parents sont là, dans la cour, avec leurs enfants. On leur explique le problème : il est impossible de faire classe après midi à cause de la température. C’est pour ça qu’on a organisé la sortie de vendredi, mais il nous faut une autre solution, toutes les idées sont bonnes à prendre. 
Le brouhaha démarre, chacun discute avec ses voisins, réfléchit. Et puis c’est une ancienne élève maintenant au collège, qui lève la main : 
    — Madame ? 
    — Oui Lara ? 
    — Le château du Duc il fait super frais dedans, même l’été, je l’ai visité la semaine dernière, on pourrait pas faire classe là-bas ? C’est grand quand même.
Il y a un silence. Elle a raison. C’est grand et frais.
    — Et puis l’usine de bonbon, elle est climatisée ! renchérit Armelle.
Je vois des lueurs de convoitise dans les yeux de mes CP.
D’un seul coup, c’est le déchaînement, le club de golf, le musée d’art contemporain, tous ces lieux où les enfants mettent rarement les pieds mais qui sont climatisés, ou au moins dans des bâtiments rénovés et «efficaces énergétiquement». 
Sauf qu’on ne peut pas aller s’installer là-bas comme ça. Ces lieux sont privés. Même le château, c’est un musée certes, mais qui appartient au Duc comme dit Lara. 

* * *  Année scolaire 2027-2028 — Jour 6
Avec les parents volontaires nous avons embarqué les enfants en sortie scolaire dans la préfecture. Le hall est grand (et climatisé). Nous avons donc décrété que nous ferions classe ici tant qu’on ne nous fournira pas d’autres locaux.
Et on s’installe, avec des paperboards, des crayons. Les enfants ont pris leur cahier. On en profite pour un cours d’éducation civique sur le rôle du préfet.
La police est appelée mais c’est difficile de faire évacuer des enfants de CP par la force. Même si évidemment nous les ferons sortir au premier signe d’action des policiers (mais ils ne sont pas obligés de le savoir).
Nous avons alerté les médias et nous avons envoyé une lettre à la nouvelle première ministre et la ministre de l’Éducation Nationale.

* * *  Année scolaire 2027-2028 — Jour 7
Nous avons quitté la préfecture à seize heures hier pour rendre les enfants à leurs parents. Aujourd’hui, à treize heures précises, nous sommes devant la porte, fermée.
Aussitôt nous alertons sur tous les canaux : il est criminel de laisser les enfants dehors, en plein chaleur. Nous nous dirigeons vers le parc, mais certaines d’entre nous restent devant avec des pancartes.
Tous les syndicats éducatifs nous ont rejoins ainsi que les associations locales de parents d’élève et d’autres. Nous apprenons que dans d’autres villes, d’autres actions similaires ont lieu. En fait dans un grand nombre de villes au sud d’Avignon et même certaines plus au nord.

* * *  Année scolaire 2027-2028 — Jour 8
Le gouvernement nous a entendu et a signé un ordre de réquisition des bâtiments du château du Duc (à condition de conserver les collections du musée intactes) et du club de golf pour y faire nos classes en attendant de trouver une solution plus pérenne.
Nous pénétrons avec une certaine révérence au sein des vieux murs de pierre. Dans la pénombre de l’histoire, nous sortons nos cahiers et nos trousses. J’installe un tableau au mur. Doucement nous prenons possession de notre nouvelle classe. Bientôt les élèves s’y sentent comme chez eux.
Lorsque M. le Duc, vient voir comment ça se passe d’un air suspicieux, il est applaudi par les élèves qui le remercient chaleureusement, il semblerait que le sens du mot réquisition leur ait échappé mais pour le moment c’est mieux ainsi. Le Duc rougit et finit par sourire aux élèves. Je lui propose de faire un cours sur l’histoire son château et il est ravi d’en parler. Il fait même venir sa vieille cuisinière, dont la grand-mère travaillait également ici et qui raconte comment c’était de faire la cuisine dans la grande cheminée du château.

* * *  Année scolaire 2027-2028 — Jour 20
Une conférence nationale avec les syndicats de l’éducation est lancée pour réfléchir à des aménagements de l’école en période d’épisodes climatiques extrêmes. Je me suis portée volontaire pour y participer, et j’ai décidé d’en faire le projet de classe de l’année : nous participerons, moi et tous mes élèves. 
J’adore mon métier. 
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4 commentaires

  • Smietanski

    Suite… euh non puisque ça précède « Libertés Futures » que j’ai lu et adoré !
    Continue comme ça c’est vraiment super. Bon un futur pas toujours rassurant mais on y voit des résistant-e-s qui font chaud au cœur. D’une certaine manière on te retrouve bien dans ce que tu écris ! Continue à écrire et à résister !
    Biz
    Guillaume

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